Un employeur peut-il - après le refus d’un salarié de revenir au port d’une barbe plus neutre - licencier celui-ci et ce au motif que l’aspect de ladite barbe aurait changé après son embauche et serait devenu ainsi empreint de connotation politico-religieuse ?
Il s’agit là d’un des thèmes récurrents que l’on demande, depuis plusieurs années, à la Justice de trancher : Celui de la liberté religieuse dans le cadre de la vie professionnelle.
Reconnaissons aux magistrats que cette question est d’autant plus délicate que d’actualité et qu’il faut garder la tête froide pour s’efforcer de préserver l’équilibre des différents droits et libertés de chacun à l’heure où ces derniers semblent de plus en plus poussés à la confrontation que ce soit par le biais des réseaux sociaux ou autres.
Fort heureusement, il existe cependant un cadre juridique qui, quoi que certainement à parfaire, permet à l’employeur comme au salarié de s’y référer pour s’y retrouver, plus ou moins.
Ainsi, l’un comme l’autre pourra-t-il tout d’abord se reporter à la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant : « création d’un cadre général en faveur d’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ». https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2000:303:0016:0022:fr:PDF
A la lecture des articles 2 et 4 de cette directive européenne, l’on retiendra, en premier lieu, le principe ci-après : Ne saurait être légitimés : « une disposition, un critère ou une pratique » discriminant un salarié en raison de ses religion, convictions, handicap, âge ou orientation sexuelle peu important que cette discrimination soit l’effet direct ou indirect de cette disposition, de ce critère ou de cette pratique.
Que, toutefois - et c’est l’exception - une disposition, un critère ou une pratique entrainant un « désavantage particulier » pour des personnes d'une religion donnée, par rapport à d'autres personne, peut-être « objectivement justifiée » si son « objectif (est) légitime » à condition que les moyens de réaliser cet objectif soient : « appropriés et nécessaires » et que cela réponde à : « une exigence professionnelle essentielle et déterminante » pourvu qu’il n’y ait pas non plus de disproportion manifeste entre l’importance de l’objectif légitime et les mesures mises en œuvre pour l’atteindre.
A cela, il convient d’ajouter que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15) (lien) a précisé que la notion d’ « exigence professionnelle et déterminante » renvoyait à : « une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause, et non par des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers de son client ». https://www.dalloz-actualite.fr/sites/dalloz-actualite.fr/files/resources/2017/03/c-188-15.pdf
A l’image de la tectonique des plaques, on comprend que c’est ici la défense des libertés et des droits fondamentaux et la dure réalité du monde économique qui se heurtent.
Mais l’employeur tout comme le salarié ne saurait se contenter du droit communautaire et serait bien inspiré de se référer également et surtout au droit français.
Car, en effet, celui-ci parfois plus clair n’a fait que transposer en ses termes ceux de la directive européenne.
Ainsi, l’article L.1121-1 du code du travail édicte-t-il que : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » tandis que l’article L.1132-1 dudit code dispose que le principe de non-discrimination n’interdit cependant pas les : « différences de traitement, lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée ».
Tel est le cadre juridique.
C’est sur la base de ces textes que, par arrêt en date du 8 juillet 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a dû statuer sur l’épineuse question de savoir si, un employeur pouvait licencier un salarié au motif que l’aspect de sa barbe aurait eu, a priori de part sa longueur et/ou sa coupe, une connotation à caractère politico-religieuse. https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/715_8_45097.html
En l’espèce, l’employeur était une société offrant des prestations de services dans le domaine de la sécurité et de la défense à des gouvernements, organisations internationales non gouvernementales ou entreprises privées ; quant au salarié, il exerçait pour cette société en qualité de consultant sûreté, statut cadre.
La problématique était que la mission du salarié se déroulait au Yémen.
L’employeur tenta de justifier son licenciement en soulignant qu’il s’agissait là d’une zone à risque, potentiellement dangereuse et politiquement instable et que, par voie de conséquence, le port de cette barbe d’apparence politico-religieuse mettait en danger l’ensemble des personnes exerçant à ses côtés.
L’employeur mit donc en avant la nécessité d’assurer la sécurité de tous pour justifier son licenciement.
Toutefois, la Cour de cassation décida que le licenciement était discriminatoire et donc nul.
Pour ce faire, la Cour de cassation commença par rappeler qu’un employeur avait tout d’abord pour : « mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié ».
Cela étant dit, la Cour de cassation poursuivit en ajoutant qu’un employeur pouvait néanmoins : « Prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service (conforme à la loi) une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients ».
Que, dans le cas de figure qui lui était présenté, l’employeur n’avait, d’une part, prévu aucune clause de neutralité dans son règlement intérieur et, d’autre part, n’avait pas non plus rapporté la preuve de risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié au Yémen.
C’est la raison pour laquelle, la Cour de cassation a considéré comme discriminatoire et donc nul le licenciement contesté.
Il y a donc tout lieu de croire que la Cour de cassation estima insuffisante l’attestation produite par l’employeur d’un de ses anciens consultant en sécurité aux termes de laquelle ce dernier témoigna : "J’ai observé que les militaires avec lesquels on travaillait étaient particulièrement inquiets et sur leur garde. Un comportement ou une apparence inappropriés s’apparentant à celles de groupes terroristes aurait même pu nous mettre sérieusement en danger » car, en effet, la Cour de cassation releva également, dans le corps de son arrêt, que l’employeur qui : « considérait la façon dont le salarié portait sa barbe comme une provocation politique et religieuse (…) ne précisait ni la justification objective de cette appréciation, ni quelle façon de tailler la barbe aurait été admissible au regard des impératifs de sécurité avancés ».
Bref.
Il découle de tout ce qui précède que, au risque d’être jugées comme discriminatoires, les restrictions à la liberté religieuse ne sont pas prohibées mais encadrées. Ces restrictions peuvent être considérées comme fondées à condition que le règlement intérieur de la société ou une note de service conforme à la loi ait prévu une clause de neutralité générale et indifférenciée, justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché, celui-ci pouvant s’apparenter à un objectif légitime du fait des nécessités engendrées par une exigence professionnelle essentielle et déterminante sans oublier d’en rapporter la preuve.
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